Lion d'argent de la Meilleure Révélation lors de la 63ème Mostra de Venise de 2006
Le long-métrage Nuovomundo (Golden Door), d’Emanuele CRIALESE (Italie-France, 1H58) est une magnifique fresque anthropologique. Elle s’ouvre sur un rite : pieds nus, deux hommes sont en train de grimper une montagne rocailleuse. Ils tiennent entre leurs dents une pierre, la bouche ensanglantée, les mains s’accrochent aux flancs de la montagne, enfin ils déposent chacun leur pierre sur le kerkour (cairn) d’une montagne aride de la Méditerranée du Sud. Ces hommes sont venus questionner la montagne sacrée : doivent-ils ou non quitter leur sol natal. « Nous attendons, Seigneur, Tes signes ».
Un effort physique intense, une quête, une douleur qu’ils ne semblent pas ressentir, ils questionnent la Nature : « Je Te donne cette pierre, je Te donne ces pierres, dis-moi ce que je dois faire ! » Le fils aîné de cette famille d’éleveurs-cultivateurs prend donc la décision de quitter la Sicile profonde, rejoindre son jumeau au nouveau monde. Mais il lui reste à convaincre sa mère. On émigre en famille. Scènes courtes. Il s’enterre jusqu’à ce que la mère approche, l’aube venue, lui tirer la main de la terre : « J’ai réussi à calmer les esprits qui m’ont laissée partir » lui dit-elle en substance. On porte des vêtements de morts pour rejoindre la nouvelle vie, on s’habille « comme des Princes » pour rejoindre la ville. On dit au revoir à ceux que l’on quitte, pour toujours. Les doyens sont tristes.
Le port. Bruit et multitude, la foule, premières tracasseries administratives, la ville. Les difficultés pour tout quitter. Et puis, plus qu’une déchirure, c’est l’arrachement, l’arrachement à la terre, à la vie. La famille qui regarde depuis le pont du navire, l’eau qui remplit le vide entre le quai et le bateau. Une autre histoire commence. Alors ce sera encore des rites de passage avant d’être jugé apte à entrer aux Etats Unis de 1920. Mais avant, sur le bateau, une petite Italie.
Être ensemble. Se laver. Enlever ses attributs. Troquer à nouveau les accessoires. Enlever les oripeaux d’une vie appartenant au passé. Chants thérapeutiques de berger accompagnés des tammureddi (tambourins qui ressemblent à nos bendirs à cymbales). Chanter, un chant à deux voix, joute-ahwash oratoire. Danses effrénées, les corps puissants. Les guirlandes de piments rouges séchées sensées combattre le mauvais-œil, l’ail à croquer supposé éloigner les mauvaises influences. Je baigne dans une culture qui m’est familière. L’intimité des montagnes de l’Atlas n’est pas loin.
On se souvient que le rituel de la pierre des hommes, était entrecoupé de scènes des femmes où une jeune fille se sentait envoûtée. La plus vieille, l’extraordinaire figure de mère jouée par Aurora Quattrochi, accomplit un premier rituel d'exorcisme médical. Il y aura beaucoup de scènes où il faut soulager l’autre, lui dire les mots, savoir apaiser par le verbe, la voix. Pietro, le fils muet aussi, saura, pour rester sur le sol américain avec son père, trouver soudain les mots. L’anthropologue sicilien Salvatore d'Onofrio a relevé les complexes liens de parenté qui liaient des familles à d’autres. Dans le bateau, certains disent leur italianité, mais tous revendiquent leurs particularismes. Des histoires d’honneur évidemment.
Pour autant, nous sommes très loin du documentaire ou du film à thème traitant un sujet. Le film est d’abord une œuvre plastique, d’une rare beauté. Dès les premières minutes, on est immergé dans des paysages où l’on sent la pierre, le vent, le soleil, et dont un plan large soudain donne à saisir l’immensité. Mais c’est surtout des visages et des corps qui nous sont offerts. Agnès Godard est le directeur de la photographie. On sent son regard de femme sur les situations de la vie où se télescopent des scènes bibliques du Titien, Le radeau de la Méduse de Géricault, les trognes, les visages, les portraits ne vont pas sans s’évoquer ceux des peintres Lucian Freud ou Gustave Caillebotte, les lignes architecturales des salles de Ellis Island sont traitées comme un Edwards Hopper, le blanc du lait de la dernière scène véritable happening où il est question du dernier baptême pour l’Amérique, les corps fatigués dans le bateau renvoient au sculpteur Eva Hesse, on pourrait continuer à démultiplier les références, et pourtant c’est une œuvre entière.
Le peu de critiques qu’il y a eues sur le film, insistent sur le thème des migrants. Pourtant ce n’est pas le plus intéressant, même si l’éloge de l’ailleurs et la question du choc des cultures sont à nouveau traités, ce n’est pas une nouvelle façon de renouveler l’écriture de America america ou un nouveau Kiarostami. Ce qui compte pour Emanuele Crialèse est de plonger le spectateur dans la dimension corporelle de cette culture. Le rite, le corps, le geste, le passage, l’individu non en tant que groupe social mais en tant que habitus, construction du groupe, paroles, champs de références, ce qu’il y a de plus profond, en un mot, dans la culture. Être en contact avec une terre par les pieds, changer de peau, serrer une main, lisser les cheveux, les voix et les accents, parler. Manger, goûter ce pain nouveau, américain, qui « est comme un nuage ». Le réalisateur donne d’abord à partager une humanité.
Parce que le nouveau monde, c’est le lisse, le propre, l’ordre hygiéniste obsédé d’atavisme, c’est surtout entrer dans le moule, on élimine tout ce qui ne convient pas. Et dans le filtre à humains, le choix est irréversible. On côtoie ainsi des humains, des personnes à part entière, face à une machine à trier les inadaptés à la modernité, les « débiles », les forts en thème et les poètes. Parce que c’est la dignité humaine, la tendresse, moins que les habitus ou les cultes traditionnels, qui nous rattachent à la vie. Les héros ont donc vécu, en quelques jours, une initiation où, par les artefacts nouveaux sur lesquels ils se sont appuyés, ils ont franchi différents seuils, d’espaces tout aussi neufs pour eux, pour obtenir une métamorphose d’eux-mêmes.
Ce film ne pouvait que me toucher faisant vibrer en moi l'ensemble de ce que j'étudie, depuis plusieurs années, l'esthétique et l'anthropologie, montrant sans voyeurisme, l'accumulation des infimes petites choses qui changent un individu dans un long rituel dont le sens semble si simple à comprendre, mais dont la portée est extrêmement profonde.
Cet article va paraître dans M A, n° 8, janvier 2007.
Synopsis :
« Au début du vingtième siècle, une famille de paysans siciliens, les Mancuso abandonnent leur terre natale pour rejoindre le Nouveau Monde. Commence un long périple nourrit de rêves et d’espoirs. Le réalisateur de Respiro a enflammé la dernière Mostra de Venise ».
Acteurs : Vincenzo Amato, Charlotte Gainsbourg, Aurora Quattrochi, Andrea Prodan, …
Ce film est passé le 25 novembre 2006 au Théâtre Mohammed V de Rabat pour la 16ème semaine du Film européen. Sa sortie était annoncée pour le 24 janvier 2007 en France vient d’être reportée par le distributeur à la fin du mois de mars…
L’esprit de la parenté. Salvatore D’Onofrio, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
America America (1963-64), le film biographique de l’émigré anatolien Elia Kazan, raconte l’épopée de son oncle pour rejoindre la terre promise américaine. L’œuvre est sociologique avant d’être anthropologique. Voir aussi au Forum des Images Odyssées, etc. un programme qui parle de la question du rite initiatique que constitue tout grand voyage d’une vie, (du 6 au 11 décembre, Paris), voir aussi, pour le choc des cultures et l’idée de la suprématie culturelle, la comédie récente Borat, leçons culturelles sur l'Amérique au profit glorieuse nation Kazakhstan, de l’humoriste Sacha Baron Cohen.