"... entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C'est là que vous trouverez la réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son, sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l'Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors".
R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète, 1903-1908
Mademoiselle,
Je suis très honorée des compliments que vous me faites, je vous remercie.
Vous êtes étudiante à l'Ecole d'Architecture de Rabat et voudriez vous intéresser de façon plus profonde au patrimoine, vous me posez la question de la documentation. Il n'y a pas de livre unique, sorte de Bible de la profession et heureusement : notre métier est celui de la confrontation des idées, de l'expérience, de la pensée par définition en évolution, des besoins d'une époque. Mais il y a énormément de travaux passionnants sur le monde entier et la bibliothèque de l'ENA est excellente (comparée à d'autres, dans le pays). Je crois que les cadres de l'ENA ont accumulé beaucoup d'études, de résultats, il faut voir les protagonistes que sont vos professeurs, , tous vos professeurs regorgent de références, ils ont beaucoup travaillé et ont vocation puisqu'ils enseignent, de transmettre aux jeunes générations tout ce qu'ils ont acquis dans leur domaine) ; je vous invite aussi à consulter la troisième partie des Greniers de l'Atlas (Edisud, 2006) fait le point sur la question de la restauration au Maroc après plusieurs expérimentations in situ depuis 2003.
Pour ma part, j'ai financé toutes sortes de restaurations, j'ai financé toutes mes recherches de terrain, je me tue à suivre des chantiers très durs dans différents coins du pays, j'accompagne beaucoup de projets qui touchent à ce domaine, et pas seulement, parfois il n’y a pas de contrat, juste le plaisir de sauver un lieu… dont il faut tout faire : la programmation, le recrutement des maalmines, le suivi très délicat et très long du chantier, la communication pour que ce lieu connaisse une vie après la restauration... On est plus qu'architecte, plus qu'anthropologue, plus que psychologue.
Et je ne crois qu'à l'expérience sincère, à l'investissement et Dieu sait combien cela ne rapporte rien d'autre que la satisfaction de sauver des sites. Et souvent beaucoup d'amertume. Il y a une dimension sacrificielle que je ne souhaite pour personne. Beaucoup trop d'étudiants cherchent à remplir un CV avant de bien remplir leur tête... La restauration est une science de la sensibilité. L'architecture aussi. Il faut être très cultivé à mon avis, connaître l'Italie, la France, leurs pratiques de restauration propres, comprendre le contexte d'une restauration, comprendre pourquoi on en est là, comment, comment ont oeuvré nos prédecesseurs ; comprendre que dans notre pays la question du budget est moins problématique qu'en Europe, et que la question des ressources financières au Maroc est une fausse question. Voyager, comprendre comment les choses ont évolué sur la durée, Casa, Brazzaville, la Nouvelle-Orléans, Paris, Rome, la Turquie de la mer Egée ou la Grèce, Istanbul, etc. Lire, ne pas cesser de lire pour réfléchir. J'ai donné un séminaire à votre école pendant 6 mois en 2004/05 où je parlais de R. Piano autant que de P. Zumthor en images, ou des textes de Mme Choay. Je leur faisais lire Riegl et nous décortiquions ensemble Venise ou Fès, Meknès ou les montagnes de l'Atlas avec des concepts importants comme ceux du contexte, de l'échelle, la question des matériaux, etc. Il faut lire, il faut dessiner, il faut réfléchir, il faut faire du relevé, il faut comparer. Je ne crois qu'à l'expérience personnelle et aux questionnements d'un architecte qui aime l'architecture et qui a une position humble face aux productions humaines et environnementales. Les bons architectes sont ceux qui réfléchissent qui sont plus que des techniciens qui appliqueraient une méthode sans savoir ce que signifie, profondément, architectonique. Il faut se mettre au service du bâtiment qu'on restaure trop souvent, on met le bâtiment à son service... et il est immanquablement détruit. Trop de tabula rasa observées toutes ces années dans le Sud... après ma peine à ne plus retrouver un lieu vénérable, vient toujours la culpabilité de n'avoir rien pu faire. Mais c'est un sentiment qui est aussi mon moteur, je veux avoir pu mettre en œuvre des conditions de sauvetage qui passent aussi par les gens qui vivent et jouissent d'un lieu, après coup. Un lieu n'est pas une coquille vide, jamais. Il irradie, il porte en lui, l'histoire de ceux qui l'ont habité, il est ce lieu de mémoire dont parle P. Nora. On lui doit un respect muet mais agissant. Il porte enfin les autres, ceux qui suivent, ceux qui continuent à l'habiter.
La documentation existe, il y en même trop parfois ! Evitez de recopier. Observez sincèrement dans vos stages, réfléchissez à une région et ne faites pas un sujet général sur la question de la restauration ou de la réhabilitation, vous n'apprendrez rien. Mais lisez s'il vous plaît, lisez Fathy, Ravéreau, Choisy, Viollet-Le-Duc, Giovannoni, Sitte, etc. et discutez avec vos professeurs sur des chantiers notamment car les grandes idées se mesurent à leur confrontation sur le chantier... Entre un projet de papier et sa réalisation, vos convictions, vos désirs en prennent un coup... Ce sont pendant les dernières années du diplôme que l'on se forme, que l'on se détache des exercices formels pour expérimenter seuls des voies vers lesquelles nous reviendrons tout au long de notre existence. Ce sont ces années où l'on place, pour la vie, la barre très haut. L'exigence vis-à-vis de soi est la règle première. Mais il faut toujours se confronter à la réalité. Vous n'êtes pas philosophe, vote métier est un métier concret, un métier de conflit aussi, de lutte permanente, de recherche de ce compromis qui apportera un plus pour le pays, pour le monument, pour l'objet restauré, pour la ville. Il y a une dimension utopique à laquelle il ne faut pas renoncer, même devant le cynisme le plus detestable. Sans grandes idées, ce monde ne serait pas ce qu'il est. La tâche est grande et hélas les prétentions sont plus importantes que les vrais actes de bonne volonté.
Voilà ce que je peux répondre aujourd'hui, lorsqu'un étudiant me questionne sur mon pays et le patrimoine. Je crois qu’avec cette mode patrimoniale et ce besoin de donner sens à sa vie en s'investissant dans des actions patrimoniales, il y aura à être plus vigilant sur les actions futures. Il faut aimer son pays et arrêter d’être fasciné par l’extérieur, qu’il soit européen ou émirati. Prendre ces expériences, les comprendre, mais ne pas croire qu’il y a mieux ailleurs. Il y a toujours mieux et c’est pour cela que nous devons faire au mieux… Au travail Mademoiselle !
Cerise Maréchaud est venue à Assa, elle a écrit un très beau texte sur http://www.telquel-online.com/278/maroc6_278.shtml
En lisant cette lettre si sincère, et ces conseils si précieux je ne peux m’empêcher de vous remercier pour tout ce que vous faites. Notamment, votre militantisme pour l’architecture locale, ce morceau de pierre qui porte en lui notre identité et notre histoire!
Cela fait maintenant cinq ans, que j’ai eu l’occasion ou plutôt la chance de vous rencontrer à l’ENA. Vous parliez de l’architecture de terre d’une façon ardente avec tant de passion et d’amour que je me suis vite faite emportée par ce domaine! Je me rappelle vous avoir posé certaines questions sur la lumière dans les maisons à patio avec toute la naïveté que peut avoir un étudiant en 1ère année voulant construire une maison en terre malgré les contraintes qui se présentaient! Alors je tiens à vous dire aujourd'hui que votre réponse m’avait beaucoup aidée dans mon projet!
Merci,
Rédigé par : missarchi | 31 juillet 2007 à 02:18
Merci
Rédigé par : Samir EL JAAFARI | 02 octobre 2007 à 18:49