Compte-rendu de lecture de la thèse soutenue par Hammou Belghazi
Lorsque
La Kahina, célèbre reine berbère de la fin du VIIe siècle, veut
adopter l’envahisseur pour maintenir la paix en son royaume, elle lui donne le
sein et dès lors l’établit en véritable fils. Ce geste, qui a marqué les
imaginaires des historiens arabes[1]
et qui continue à tant faire gloser, renvoie effectivement au fait social
maghrébin par excellence : le pacte
de taḍa, le pacte de la colactation ou allaitement symbolique des contractants
d’un groupe réunis dans un objectif de solidarité. taḍa signifie allaitement collectif. « Il s’agit du procédé
d'allaitement symbolique utilisé afin de nouer le lien, explique Hammou
Belghazi, qui se forme toujours entre deux groupes et près [d'un édifice
sacré renfermant l’influx bénéfique] d'un saint : les hommes de chacune
des parties intéressées consomment ensemble un couscous arrosé de lait de
femmes issues de l'autre partie… Une fois scellé, ce pacte bilatéral prohibe le
mariage et la violence entre les gens des unités alliées ».
La
quatrième thèse ainsi publiée sous le sceau de l’Institut Royal de la Culture
Amazighe (IRCAM) de Rabat, s’intitule Taḍa chez le Zemmour : Instances,
puissances, évanescences est une monographie très aboutie et très complète
présentant le phénomène maghrébin dans une région qui a été de tout temps un
carrefour entre la montagne, la plaine et les côtes atlantiques. Parmi les
premières régions exposées à la colonisation, elle a subi des changements profonds
dans ses institutions et dans la gestion du collectif au point que trois
décennies après l’empreinte coloniale, la tradition paraît désuète, voire
méprisable. L’ouvrage revient donc sur ce phénomène total qu’est la taḍa, tout en
décortiquant ce qui a en été dit au travers de ce qu’il resterait aujourd’hui
de cette pratique, mais aussi de ce qu’on en dit sur le terrain et dans les
villes, voire en Europe. Le fait social perdure, mais évolue : la thèse
pose bien que l’on peut saisir un fait social dans un contexte précis qui peut
être subsumé ou au contraire malmené. L’auteur s’attache ainsi à montrer, par
un échantillon intéressant de témoignages, et par des lectures critiques
attentives, offerts en petites touches dans le texte, comment le système
éminemment territorial, s’ouvrait jadis en rhizome sur un territoire de plus en
plus vaste liant entre elles, les tribus, et comment ce phénomène aujourd’hui
s’est peu à peu disloqué, tendant à le disqualifier totalement.
L’auteur
est parti en effet d’un constat simple : comment une institution sociale,
sacrée, aussi fondamentale pour le groupe qu’est la taḍa
s’est-elle autant vidée de son sens ? Il analyse ainsi les causes de sa
perte face aux nombreux changements sociaux du Maroc précolonial à nos jours
(p. 187). Ainsi, Hammou Belghazi reprend les textes et témoignages les plus
anciens que nous ayons sur ce geste, puis les confronte à la donne
contemporaine, et dresse ainsi un tableau fort impressionnant à la fois de ce
que fut ce fait social, évidemment, total et de qu’il est aussi désormais sur
le terrain. Car la la taḍa n’est
pas le pâle vestige de ce qu’elle fut, comme tant d’autres phénomènes sociaux,
elle n’est plus la survivance de rites profonds qui réaffleure parfois à la
faveur de personnalités locales ou de la conjoncture, elle est désormais très
déconsidérée, honteuse. La perception fortement négative dénoncée dans
l’ouvrage montre aussi d’abord la perte de transmission (pp. 290-296) et la
dislocation progressive de la société Zemmour. En cela, la méthode choisie
impliquait de refuser le présent ethnographique qui naguère fit florès,
sans plus détacher l’objet d’une réalité sociale plus globale. Dès lors, il lui
est permis de montrer un fait puissant, dont les prémisses peuvent être
traquées à divers niveaux de la société
contemporaine.
Ce
« pacte tribal » est largement pratiqué à l'époque précoloniale à la
suite de luttes meurtrières pour mieux les prévenir en soudant de proche en
proche deux ensembles sociaux voisins ou se revendiquant une ascendance
commune. Comme toute institution berbère, il s'établissait en ces territoires
au cours d'une cérémonie célébrée sous les instances d’un sanctuaire d'un saint
et autour d’une agape, repas cérémonial et contractuel, qui permit d’accomplir,
pendant
des siècles un mécanisme de pondération tribale fort efficace pour les sociétés
agro-pastorales du Nord de l’Afrique.
Il revenait ainsi à rendre frère le groupe extérieur, parfois hostile ou
intéressé par les mêmes ressources (pâturages) en entretenant des tabous,
non-dits intériorisés (interdit du mariage et de son extrême, la violence) et
donc être solidaires face aux aléas de l’existence en portant des valeurs
susceptibles de maintenir la paix et de favoriser l’échange à l’intérieur des
groupes (mais cela sans entretenir spécialement l’échange matrimonial).
Prudent, Hammou
Belghazi, l’auteur, se méfie des lectures trop rapides effectuées avant lui,
même les plus abouties[3] ont
leurs oublis, voire leurs aveuglements. Il a observé le phénomène sur une
dizaine d’années, il a recensé des expériences, questionné plusieurs générations,
confronté les témoignages de groupes divers en des terrains de recherche de longue
et moyenne durée, mais aussi dans la ville, dans les mémoires réactivées, chez
les émigrés de France puisque la thèse soutenue en France impliquait cette
expérience internationale n’excluant pas le contact avec la diaspora, bien au
contraire. Un phénomène aussi important que la taḍa ne respecte
pas les frontières artificielles des régions, elle suit les groupes où qu’ils
aillent. Titulaire d’un
doctorat de sociologie et
d’anthropologie[4] soutenu en 2002 dans l’Université de Franche-Comté,
sous la direction de
Bertrand HELL, le grand spécialiste du chamanisme et du sacré, l’auteur traque
le changement social depuis qu’il s’est tourné vers les études de sociologie
après une enfance et une adolescence passé entre le pays Zemmour (à Khemisset
et sa région), qu’il n’a jamais vraiment quitté, et la ville de Salé. La
bibliographie témoigne de la curiosité qui fut la sienne durant ces longues
années de recherche, les références classiques sur la culture berbère, le matériau
bibliographique concernant son sujet en particulier, et en même temps, de
nombreux articles traitant d’un aspect marginal ou saillant du phénomène.
Le plus grand mérite de ce livre est
de présenter de façon simple et objective – à la portée de tous les niveaux de
lecture – le fait social majeur maghrébin en montrant la complexité et la
diversité des sociétés, et en remontant les périodes historiques jusqu’à nous,
dans un examen précis et à chaque fois juste et averti. Simplement ne
signifiant pas simpliste, l’analyse décortique, nuance, affine et va jusqu’au
bout du Maroc colonial et post-colonial. Chaque référence apparaît donnant
ainsi à mieux pénétrer dans une culture familière au lectorat francophone pas
toujours au fait du monde berbère marocain contemporain. Cette excellente
synthèse ancre ainsi d’emblée le lecteur dans le quotidien et la profondeur
d’une société, tout en explicitant l’ensemble des phénomènes s’y rattachant,
toujours replacés dans leur contexte historique.
Une autre qualité de cette thèse pleine
de finesse, est l’honnêteté : les sources sont scrupuleusement citées, les
travaux comparés, les dates toujours indiquées, les citations prélevées à bon
aloi. L’étude est très documentée, on y sent un grand soin à réunir – après
l’analyse délicate et complète du matériau bibliographique – et analyser des
actes notariés inédits, à les compléter d’explications prélevées in situ, à élaborer des tableaux et des
schémas complémentaires ou de synthèse, à nourrir la démonstration de cartes ou
de figures qui permettent de s’approprier l’énoncé, d’aller jusqu’au bout de
chaque raisonnement.
Nous nous réjouissons ainsi qu’une
génération nouvelle prenne en charge son passé, en le lavant de dérives idéologiques
qui gommèrent souvent les spécificités d’un phénomène, et tout en proposant une
nouvelle approche exhaustive d’un fait social total majeur pour le monde berbère.
Exemplaire, cette publication ouvre
une série qui se consacrera au monde berbère marocain en prenant aussi de la
hauteur pour englober dans un temps second toute l’aire tamazgha (berbère), le monde de l’amazighité (des parlers
berbères).
[1] Nous renvoyons à
l’excellente étude de Abdelmajid Hannoum, « Colonial histories. Post colonial
memories : The legend of the Kahina, a North African Heroine,
Studies in African Literature», in International
Journal of Middle East Studies, n° 35, Cambridge University Press, 2003,
pp. 346-348.
[2] Marceau Gast,
« Colactation, pacte de tad’a », in Encyclopédie Berbère, Aix-en-Provence, Edisud, Tome 13, 2046-2047.
Est-il besoin de souligner ici que Marceau Gast, l’éminent spécialiste du
Maghreb et des ressources sahéliennes, a orienté méthodologiqiement la
recherche de Hammou Belghazi.
[3] Notamment Marcel
Lesne, Evolution d’un groupement
berbère : Les Zemmour. Rabat, Ecole du livre, 1959, 474 pages, et
l’article qu’il leur onsacre dans ROMM 1966-67..
[4] Taḍa : puissance
et évanescence. Recherche sur la mutation du mode d’existence des
Zemmour : contribution à l’étude du changement social dans le Maroc rural, sous la direction
du Professeur Bertrand HELL, Université de Franche-Comté, 390 p. Année etc.
Merci chère dame. Je tiens à vous remercier pour tout ce que vous entreprenez en direction du monde nord-africain.
En guise de complémentarité, voici un essai sur l’origine du substantif amazighe Taḍa:
https://www.academia.edu/5868044/Essai_d_Analyse_du_Substantif_Amazighe_Ta%E1%B8%8Da
Rédigé par : Hammou DABOUZ | 20 décembre 2014 à 11:14