Henri Terrasse, des premières fouilles archéologiques à leur mise en patrimoine
à lire dans la REVUE Les nouvelles de l'Archéologie sont désormais en ligne et avec elle, mon texte paru en 2011 qui fait un bel écho à l'exposition se tenant actuellement au Louvre :
L’archéologie, sous le Protectorat au Maroc, s’est constituée à la faveur des premières fouilles autour de monuments de l’Antiquité romaine, souvent mis au jour par cette poignée d’archéologues qui se forma d’abord autour de la figure du Maréchal Lyautey, dans le sillage de Jérôme Carcopino et de l’École française de Rome. Ces hommes, issus de l’Instruction Publique ou de Saint-Cyr, se sentent investis de la mission de sauver de l’oubli une culture méconnue, menacée par l’extension du « progrès ». Cette communication se propose d’éclairer la trajectoire de l’une des figures majeures de la mise en patrimoine du royaume chérifien, qui utilisa les fouilles qu’il conduit ou ordonne, transformant bien souvent l’archéologie en « science coloniale », lui faisant épouser les grandes lignes de l’idéologie du moment. Car dans les travaux de cette période intense de défrichement du passé, subsiste toujours un hiatus entre le moment de la découverte de l’objet lors des fouilles et son objectivation (ou sa non-objectivation) lors de la publication. Une histoire de l’archéologie au Maroc serait à établir en montrant les liens intimes que ce savoir colonial en constitution fit avec les idées de son époque à partir des découvertes réalisées de vestiges majeurs de l’histoire du pays.
Les pratiques de domination culturelle propres aux situations coloniales invitent à esquisser un premier état des lieux à partir de certaines figures du pouvoir. L’archéologie participe ainsi clairement de la construction d’une science coloniale dont les principaux acteurs se placent dans une perspective à la fois scientifique et idéologique. Le cas rapidement exposé ici est à cet égard emblématique. Toutefois, au-delà des impensés et des occultations, il y a aussi une réelle stratégie de la part de celui qui va se placer comme le premier grand historien du royaume. Henri Terrasse, directeur du Patrimoine, élabore un discours recevable qui permet de placer les sites suffisamment haut pour pouvoir ensuite convaincre le pouvoir colonial et la métropole de financer fouilles et sauvetages. Formé dans le champ français de la protection du patrimoine – l’un des plus pointus à ce moment-là –, il initie et encourage des travaux d’inventaire, de classement et, dès qu’il le peut, de fouilles et de sauvetages, mettant à notre disposition une documentation d’une richesse exceptionnelle sur l’ensemble du Maroc. La dimension constructive et stratégique de l’homme ne doit pas nous échapper, dans la mesure où elle explique aussi en partie les réserves scientifiques que peuvent susciter ses textes. Méthodique, à la fois homme de terrain et homme d’action, homme de contact et d’expérience, Terrasse est un érudit qui connaît parfaitement les rouages du système et essaiera toujours de formaliser les procédures d’inscription et de restauration de façon pérenne. En contact permanent avec ceux qu’il a formés avec d’autres à l’Ihem, Terrasse connaît bien les régions et est tenu informé des besoins et des urgences. Il est aussi placé dans la posture de celui qui écoute pour proposer, pour identifier et conserver. Dans les archives de la Résidence générale, on découvre qu’il provoque de nombreuses commissions pour examiner les difficultés rencontrées sur le plan financier par l’Inspection des monuments historiques et permettre de démultiplier les actions patrimoniales. La procédure de classement investie de l’autorité de l’État est alors centralisée et sous contrôle, en métropole, du ministère de l’Intérieur et, au Maroc, des Affaires indigènes. Autant dire que la structure est opérante. De 1935 à la fin du Protectorat, du nord au sud du pays, ses classements sont nombreux et ses sauvetages providentiels (mosquée de la Karawiyine de Fès, Koubba Mourabitine de Marrakech notamment) ; il fait également en sorte que se développent de nombreux chantiers de fouilles dans tout le pays.
26Aujourd’hui, des liens perdurent entre l’École de Rome et le Maroc, et de multiples codirections de recherches transnationales sont venues remplacer la poignée d’hommes chevronnés qui ont souvent opéré seuls pendant le Protectorat. À travers de nouveaux sites et avec des méthodes inspirées par d’autres exigences, les premiers travaux archéologiques dans le royaume sont relus de façon critique à la lumière des acquis récents (fig. 1 et 2 et 3). Certains de ces chantiers laissés en friche depuis la colonisation sont repris et approfondis, selon une approche moins réductrice qui ouvre des pistes nouvelles, axées toujours sur les problématiques de l’histoire méditerranéenne, mais aussi insérées dans le réseau comparatif de grands sites régionaux ou des grandes routes commerciales, sur terre comme sur mer.
Salima Naji « Archéologie coloniale au Maroc, 1920-1956 : civiliser l’archaïque », Les nouvelles de l'archéologie [En ligne], 126 | 2011. URL : http://nda.revues.org/1166
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