Vlad Gerasimov © http://www.vladstudio.com/fr/link/
« Aborder une pensée portant sur le continent africain est une tâche ardue tant sont tenaces poncifs, clichés, et pseudo-certitudes qui, comme un halo de brume, nimbent sa réalité. Depuis les années 1960, à l’aube des indépendances africaines, la vulgate afro-pessimiste a qualifié sans coup férir l’Afrique de continent mal parti, à la dérive ; de monstre agonisant dont les derniers soubresauts annonçaient la fin prochaine. Les funestes présages sur son devenir se sont succédé au rythme des convulsions et crises qu’a connues le continent. Au plus fort de la pandémie du sida, des augures ont même prévu l’extinction pure et simple de la vie sur le continent africain. Que ce réservoir de misères se dissolve sous l’effet d’une calamité sanitaire, au fond, rien n’assurait que le reste de l’humanité ne s’en porterait pas mieux. C’est peu dire la violence symbolique avec laquelle le destin de centaines de millions d’individus a été envisagé, traité, représenté, inscrit dans l’imaginaire collectif sur le mode de l’échec, du déficit, du handicap, voire de la déficience et de la tare congénitale, par les médias et une abondante littérature.
Cette propension des autres à faire du continent africain un espace de projection de leurs fantasmes est vieille. Déjà, dans la haute Antiquité, Pline l’Ancien disait que : « De l’Afrique vient toujours quelque chose de nouveau. » Dans la rédaction de son Histoire naturelle, il pensait aux étranges espèces animales que le continent ne cessait de révéler à la face de ce monde romain qui l’abordait par sa côte méditerranéenne. Aux siècles des conquêtes, explorateurs et aventuriers investirent cette mystérieuse Afrique de leurs fantasmes les plus originaux et les plus scabreux. Le continent des merveilles devint pour certains l’exutoire d’une sauvagerie que refoulaient dans ses limbes les nations civilisées. On se permit absolument tout sur ce continent : pillages, saccages de vies et de cultures, génocides (Hereros), viols, expérimentations scientifiques, toutes les formes de violences y connurent tranquillement leur apogée.
Plus récemment, à la faveur d’un vent qui semble avoir tourné, une rhétorique de l’euphorie et de l’optimisme a vu le jour. Le futur serait désormais africain. Le continent réalise des progrès en terme de croissance économique et les perspectives y sont bonnes. Les économistes estiment que l’Afrique sera la prochaine destination des capitaux internationaux, car ceux-ci y seront plus largement rémunérés que partout ailleurs. Elle sera le lieu d’une croissance forte qui semble s’essouffler en Chine et dans les BRICS. La disponibilité de ressources naturelles et de matières premières aidant, le continent africain serait le futur Eldorado du capitalisme mondial. Doux présage d’une prospérité à venir en temps de tempête.
Là aussi, ce sont les rêves produits par d’autres, au cours d’une nuit de sommeil où les principaux concernés ne furent pas conviés au songe collectif, qui s’expriment. Certainement, la prospérité est un souhait partagé par les peuples. Il est moins sûr que tous partagent le rapport à l’économique d’un ordre mécaniste, rationaliste, qui soumet le monde et ses ressources à une exploitation forcenée au profit d’une minorité, en déséquilibrant les conditions de la vie.
Puisque le continent africain est le futur et qu’il sera, cette rhétorique dit, en creux, qu’il n’est pas, que sa coïncidence au temps présent est lacunaire. Les termes d’intensification dont on l’affuble, dans un temps à venir, indiquent le manque actuel. La délocalisation de sa présence dans le futur perpétue, en réalité, le jugement handicapant dont il fait l’objet. À des millions de gens, on dit quotidiennement, de diverses manières, que la vie qu’ils mènent n’est pas appréciable. Certains Africains, en adoptant cette terminologie empreinte d’économisme et d’abstraction statistique, semblent avoir adhéré à cette perspective inversée de l’humain, qui consacre le primat de ... »